mardi 10 décembre 2013

- Whaaaaaaat are you doinnnnnnnnnng ? -

 
Il y a une blague super connue en Inde qui commence par « C’est l’histoire d’un type qui regardait un film tranquille chez lui… »


Bon. Ok. Cette blague n’existe pas, mais je suis sure qu’elle ferait beaucoup rire les indiens si c’était le cas. Et pour cause,à Bargarh, l’idée d’espace privé n’existe pas


Avant que Jen n’arrive, j’avais réquisitionné une petite table – abandonnée seule dans une chambre – pour me servir de bureau. C’était chouette, je pouvais la déplacer partout, et elle était tellement encombrée par mes affaires que personne n’essayait d’y poser les siennes.
Quand Jen est arrivée, on a vite réalisé qu’une minuscule table pour deux, ça n’allait pas être possible. On a donc pris les choses en main pour organiser au mieux la pièce qui nous sert de bureau / chambre / salle de puja occasionnelle / hôtel de luxe pour termites (miam).



Pour nous mettre dans de bonnes conditions de travail, nous n’avions pas lésiné sur les moyens : phrase inspirante notée à la craie au tableau, masking tape pour décorer, boites pour papiers recyclés et boite à idée, pots à crayon de toutes les couleurs, notre bureau donnait envie d’y travailler jours et nuits. 
D’ailleurs, nous n’étions visiblement pas les seules à penser que ce bureau était drôlement chouette. Petit à petit, Chotu est venu regarder des films pendant que nous travaillions. Puis Bablu et Ashok ont profité de la grannnnnnde table pour taper leurs rapports hebdomadaires. Saarita a aussi trouvé que cette même table était follement pratique pour entreposer ses livres de cours, son huile pour les cheveux et deux trois foulards.



Au début, c’était mignon. On rangeait notre bureau chaque soir, et chaque matin, chacun venait réinstaller ses petites affaires, empiétant de plus en plus sur notre espace de travail. Telle une peau de chagrin, il a finalement fini par se réduire à la surface nécessaire pour poser un MacBook Pro 13 pouces. C’est à dire pas grand chose.

Un soir, en rentrant d’un village, nous avons trouvé Bablu et Ashok en train de regarder un film, Saarita se faisant un henné, nos ordis débranchés et relégués dans un coin, pendant que Chotu occupait l’espace restant pour repasser ses chemises. Voilà comment, en quelques jours, notre joli bureau tellement cosy et aménagé avec amour s’était transformé en pressing à domicile / spa / salle de cinéma. On a bien râlé pour le principe, surtout qu’avec nos trois heures d’électricité quotidienne, débrancher un ordi, c’est un crime de lèse-majesté, mais il a bien fallut se rendre à l’évidence : à Bargarh, tes affaires sont communautaires. (oui, ça rime)


Le bureau de l'amour <3


Naturellement corrélée à l’absence d’espace privé, l’absence d’intimité. Très bien traduite par une célèbre réplique – en tout cas à Bargarh – « Whaaaaaaaaat are you doinnnnnnnnng ? ».



Imaginez un instant : Vous travaillez sur un article plutôt sérieux, genre article sur la reforestation ou la gestion de l’eau en Inde. Comme vous ne voulez pas être dérangée dans vos recherches, vous avez mis vos écouteurs, lancé une playlist Itune n’incluant aucun titre de Bollywood* ce qui SEMBLE être le signe international pour dire « prière de me laisser tranquille ».



Et bien non. Vous avez beau avoir vos écouteurs, il y a fort à parier qu’une âme bien intentionnée va venir vous voir, intriguée par ce qui se passe sur votre écran, et vous demander « Whaaaaaaaaat are you doing ? ».



La suite de la conversation est tout aussi prévisible :


"  Whaaaaaaaat are you doing ?
-        I’m working Chotu (au cas où ce n’était pas tout à fait évident)
-        Ok. Can I look ? (Comme si ce n’était pas déjà le cas. Mais passons. Après tout il peut regarder, ça lui fera un cours sur l’utilisation de Photoshop/Indesign/Word/Tout autre logiciel)
-       Sure. (Répondre avec des monosyllabes : autre signe supposé international signifiant « merci de me laisser tranquille »)
-        Oh ! This is a cool picture ! Oh ! I know this village !
-        Mhmmhm
-        Have you seen this movie ? This is a magic movie ! (Pourquoi cette question, là, maintenant ? POURQUOI ?)
-        Mhmm. No.
-        Ok. Gimme your computer, I’m dowloading the movie.
-        Chotu. I’m working !
-        Ok ok, in five minutes. "



Et voilà. Votre belle concentration est ruinée, vous ne savez plus de quelle région parler dans l’article MAIS vous avez maintenant un film de magie en hindi dans votre ordinateur. Elle est pas belle la vie ?



C’est mignon lorsqu’il s’agit de quelqu’un avec qui vous prenez votre petit déjeuner chaque jour. De gens qui ont l’habitude de vous voir en pyjama pendant que vous vous brossez les dents. En revanche, c’est moins mignon lorsqu’il s’agit de deux types inconnus au bataillon, qui entrent dans votre chambre sans y avoir été invités et qui demandent à emprunter votre ordi pour « s’entrainer ».



"Ashok, Whaaaaaat are you doing ?"

Mais laisser des inconnus rentrer, c’est aussi ouvrir la porte aux belles rencontres. Alors demandez, demandez « Whaaaaaaaat are you doinnnnnnng ? ». Les réponses peuvent être surprenantes, et j’aime les surprises.

* Pour la petite histoire, j’ai retrouvé un jour dans mon ordinateur des titres que je n’avais pas le souvenir d’avoir téléchargé, et qui provenaient tous de films indiens. C’était Chotu, sidéré par mon manque de culture Bollywood-esque, qui avait pris la liberté de me concocter une playlist façon Chennai Express. Un amour.

dimanche 8 décembre 2013

- Il y eut un soir, il y eut un matin -


C’était un soir comme les autres à Bargarh. Les chapatis de Saarita étaient bien meilleurs que les miens, cachés au fond de la boite. Tout le monde essayait de resquiller pour ne pas avoir ceux du dessous. La chasse aux fourchettes avait recommencé, comme chaque soir. L’une d’entre elles avait été retrouvée posée sur le vermicompost, et l’autre dans la sale de bain. On avait fait réchauffer des pates avec Alexis qu’on mangeait en gloussant presque de plaisir. La musique d’un mariage tout proche avait déchiré le silence d’un coup, et le ciel s’était rempli de feux d’artifices. Chotu piquait du nez dans son assiette de légumes, presque vide à l’exception des aubergines qu’il avait gardées pour la fin. Ashok s’était resservi trois fois, au moins. Et Diwakar, pour changer, était arrivé pile poil au début du repas, avant de se souvenir soudainement d’un dossier à finir au moment de débarrasser. La conversation se faisait en anglais, en hindi ou en français, les pieds sur les chaises comme des sauvages. La plaquette de chocolat, cadeau de Jen, avait disparu la veille, et le coupable ne s’était toujours pas dénoncé. Le manque d’électricité nous avait servi d’excuse pour repousser la vaisselle au lendemain, car « ce serait dommage de mal laver les assiettes, hein ». C’était un soir comme les autres à Bargarh, sauf que c’était le dernier. 

La dream team