Il y a une blague super connue en
Inde qui commence par « C’est l’histoire d’un type qui regardait un film
tranquille chez lui… »
Bon. Ok. Cette blague n’existe pas, mais je suis sure qu’elle ferait beaucoup
rire les indiens si c’était le cas. Et pour cause,à Bargarh, l’idée d’espace privé n’existe pas.
Avant que Jen n’arrive, j’avais
réquisitionné une petite table – abandonnée seule dans une chambre – pour me
servir de bureau. C’était chouette, je pouvais la déplacer partout, et elle
était tellement encombrée par mes affaires que personne n’essayait d’y poser
les siennes.
Quand Jen est arrivée, on a vite réalisé qu’une minuscule table pour deux, ça
n’allait pas être possible. On a donc pris les choses en main pour organiser au
mieux la pièce qui nous sert de bureau / chambre / salle de puja occasionnelle
/ hôtel de luxe pour termites (miam).
Pour nous mettre dans de bonnes
conditions de travail, nous n’avions pas lésiné sur les moyens : phrase
inspirante notée à la craie au tableau, masking tape pour décorer, boites pour
papiers recyclés et boite à idée, pots à crayon de toutes les couleurs, notre bureau donnait envie d’y travailler
jours et nuits.
D’ailleurs, nous n’étions visiblement pas les seules à penser
que ce bureau était drôlement chouette. Petit à petit, Chotu est venu regarder
des films pendant que nous travaillions. Puis Bablu et Ashok ont profité de la
grannnnnnde table pour taper leurs rapports hebdomadaires. Saarita a aussi
trouvé que cette même table était follement pratique pour entreposer ses livres
de cours, son huile pour les cheveux et deux trois foulards.
Au début, c’était mignon. On
rangeait notre bureau chaque soir, et chaque matin, chacun venait réinstaller
ses petites affaires, empiétant de plus en plus sur notre espace de travail.
Telle une peau de chagrin, il a finalement fini par se réduire à la surface
nécessaire pour poser un MacBook Pro 13 pouces. C’est à dire pas grand chose.
Un soir, en rentrant d’un village,
nous avons trouvé Bablu et Ashok en train de regarder un film, Saarita se
faisant un henné, nos ordis débranchés et relégués dans un coin, pendant que
Chotu occupait l’espace restant pour repasser ses chemises. Voilà comment, en
quelques jours, notre joli bureau tellement cosy et aménagé avec amour s’était
transformé en pressing à domicile / spa / salle de cinéma. On a bien râlé pour
le principe, surtout qu’avec nos trois heures d’électricité quotidienne,
débrancher un ordi, c’est un crime de lèse-majesté, mais il a bien fallut se
rendre à l’évidence : à Bargarh, tes affaires sont communautaires. (oui,
ça rime)
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Le bureau de l'amour <3 |
Naturellement corrélée à
l’absence d’espace privé, l’absence d’intimité. Très bien traduite par une
célèbre réplique – en tout cas à Bargarh – « Whaaaaaaaaat are you
doinnnnnnnnng ? ».
Imaginez un instant : Vous
travaillez sur un article plutôt sérieux, genre article sur la reforestation ou
la gestion de l’eau en Inde. Comme vous ne voulez pas être dérangée dans vos
recherches, vous avez mis vos écouteurs, lancé une playlist Itune n’incluant
aucun titre de Bollywood* ce qui SEMBLE être le signe international pour dire
« prière de me laisser tranquille ».
Et bien non. Vous avez beau avoir
vos écouteurs, il y a fort à parier qu’une âme bien intentionnée va venir vous
voir, intriguée par ce qui se passe sur votre écran, et vous demander
« Whaaaaaaaaat are you doing ? ».
La suite de la conversation est
tout aussi prévisible :
" Whaaaaaaaat
are you doing ?
- I’m
working Chotu (au cas où ce n’était pas tout à fait évident)
- Ok.
Can I look ? (Comme si ce n’était pas déjà le cas. Mais passons. Après
tout il peut regarder, ça lui fera un cours sur l’utilisation de
Photoshop/Indesign/Word/Tout autre logiciel)
- Sure.
(Répondre avec des monosyllabes : autre signe supposé international
signifiant « merci de me laisser tranquille »)
- Oh !
This is a cool picture ! Oh ! I know this village !
- Mhmmhm
- Have
you seen this movie ? This is a magic movie ! (Pourquoi cette
question, là, maintenant ? POURQUOI ?)
- Mhmm.
No.
- Ok.
Gimme your computer, I’m dowloading the movie.
- Chotu.
I’m working !
- Ok
ok, in five minutes. "
Et voilà. Votre belle
concentration est ruinée, vous ne savez plus de quelle région parler dans
l’article MAIS vous avez maintenant un film de magie en hindi dans votre
ordinateur. Elle est pas belle la vie ?
C’est mignon lorsqu’il
s’agit de quelqu’un avec qui vous prenez votre petit déjeuner chaque jour. De
gens qui ont l’habitude de vous voir en pyjama pendant que vous vous brossez
les dents. En revanche, c’est moins mignon lorsqu’il s’agit de deux types
inconnus au bataillon, qui entrent dans votre chambre sans y avoir été invités
et qui demandent à emprunter votre ordi pour « s’entrainer ».
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"Ashok, Whaaaaaat are you doing ?" |
Mais laisser des inconnus
rentrer, c’est aussi ouvrir la porte aux belles rencontres. Alors demandez,
demandez « Whaaaaaaaat are you doinnnnnnng ? ». Les réponses
peuvent être surprenantes, et j’aime les surprises.
* Pour la petite histoire, j’ai retrouvé un jour
dans mon ordinateur des titres que je n’avais pas le souvenir d’avoir
téléchargé, et qui provenaient tous de films indiens. C’était Chotu, sidéré par
mon manque de culture Bollywood-esque, qui avait pris la liberté de me
concocter une playlist façon Chennai Express. Un amour.